Editos // Tire-Lignes – Les nouveaux chemins de la lecture

Article initialement paru dans la revue Tire-Lignes 2020 portée par l’agence Occitanie Livre et Lecture. Mes remerciements à Virginie Franques pour son invitation.

 “Ils ne lisent plus, il n’y a que la vidéo qui compte, ils ne connaissent plus le toucher du papier, Netflix a supprimé tout leur temps de cerveau disponible…” À en croire le discours ambiant, la lecture serait belle et bien une pratique en perte de vitesse. Jeunes, et moins jeunes, auraient perdu toute capacité à s’immerger dans un contenu culturel d’une durée supérieure à une vidéo Tik Tok.

Ceux qui ont fait le choix de placer l’écrit au cœur de leur métier, l’ont fait parce qu’à travers ce médium ils ont trouvé un vecteur unique pour développer l’imagination, diffuser des idées ou s’évader. Pour l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre, l’écrit est un outil d’une richesse incroyable pour l’être humain. L’objet livre, dont la forme s’est solidifiée au cours du XIXe siècle, semblait être le moyen le plus efficace et économique de diffuser les histoires et les savoirs. Le lien entre la narration et l’homme est pourtant bien plus ancien que le livre. Le pouvoir du récit est sans commune mesure pour mobiliser les énergies, enseigner une Histoire ou lancer des révolutions. Tout cela serait-il en péril ? 

Le livre, en tant qu’objet, n’est pas la seule forme de transmission. Si on laisse de côté le son, la vidéo et les autres développements digitaux, il nous reste le texte, brut. L’écriture n’est plus aujourd’hui l’apanage des nobles et des rentiers. Les blogs, réseaux sociaux et plateformes d’auto-édition sont autant de signes qu’aujourd’hui chacun peut et veut faire entendre sa voix. Nous n’avons au cours de l’anthropocène jamais autant lu et écrit. En tant que médiateurs culturels, il nous appartient de nous réjouir de cette réalité et de mettre le pessimisme au placard, afin de repenser de nouveaux chemins vers la lecture, car les enjeux demeurent importants. La fin de de l’ère de la prescription et la généralisation de l’horizontalité, entre la production et la consommation de contenus, conduisent à enfermer, au fil des algorithmes, les individus dans des bulles informationnelles et des communautés. Cette perte d’un socle commun risque de fragiliser le développement d’une pensée de société, de la culture du débat et du lien social.  

Lire ou entendre un texte, c’est pousser la porte vers un univers qui nous est étranger, c’est découvrir des idées, des sentiments, des contraintes, des vécus qui nous sont autres. La confrontation avec cette altérité nous permet de nouer du lien, de comprendre la complexité du monde. Les livres ne nous enferment pas, ils nous ouvrent. Comment construire de nouveaux chemins vers le livre, ces boîtes un peu magiques qui nous permettent de découvrir de nouvelles expériences ? Il faut continuer à sortir d’une vision cloisonnée de la médiation littéraire. Les voies du livre sont forcément multiples, s’éloignent parfois des feuilles de papier reliées, font la place à tous les genres, toutes les formes et permettent aussi au lecteur de créer son propre récit.

Illustration © Alfred 

Il revient aux passeurs que nous sommes de s’emparer avec joie et créativité, de cette nouvelle mission qui implique forcément de désacraliser un peu l’objet livre pour le rendre plus proche de chacun. Contextualisons les classiques, questionnons-les, adaptons-les. Délocalisons les médiations littéraires au plus près du quotidien, permettons à chacun de participer. Réinventons les manières de lire, d’écrire, de diffuser pour faire de la place à tous. Recueillons de nouvelles voix, des récits qui demeurent marginalisés, pour qu’ils fassent Histoire eux aussi. Déclamons, partageons, rendons ludiques les textes. Prescrivons des histoires comme des remèdes aux crises existentielles. Traduisons, encore et toujours pour abattre les frontières physiques et de l’esprit. 

La tâche est grande mais elle permet de réinventer, de remettre dans le vivant le processus d’écriture et de diffusion qui n’a cessé d’être interrogé à travers les siècles, comme le souligne le poète John Ruskin, cité par Marcel Proust dans sa préface de la traduction du Sésame et les Lys. “Il y a une société qui nous est continuellement ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps que nous le souhaiterions, quel que soit notre rang. Et cette société, parce qu’elle est si nombreuse et si douce et que nous pouvons la faire attendre près de nous toute la journée – rois et hommes d’État attendent patiemment non pour accorder une audience, mais pour l’obtenir – nous n’allons jamais la chercher dans ces antichambres simplement meublées que sont les rayons de nos bibliothèques, nous n’écoutons jamais un mot de ce qu’ils auraient à nous dire”. Alors lisons, écoutons, partageons les textes qui n’attendent que nous pour prendre vie.